Correspondances

Diane Marnier

Diane Marnier

L'autrice de cette histoire, Diane Marnier, est conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais.

Maison de George Sand à Nohant-Vic

* * *

Charline commence sa journée dans la chambre rose. La chambre un peu vieillotte sent bon l’Ancien Régime. Elle ouvre grand les draps du lit à baldaquin. Comme tous les jours, elle époussète, secoue et aère toutes les pièces de la maison de Nohant. Alors qu’elle referme le lit, elle voit une lettre. Un petit bout de papier froissé, glissé entre les draps. Le papier crisse quand elle s’en saisit. La jeune femme respire l’odeur de vieux livre de la lettre et, hésitante, décachète le billet. Il est de la main de l’écrivain George Sand, la dame de Nohant...

« 1847 – Comme tous les soirs, je suis à ma table de travail, dans ma chambre. Mes yeux vont et viennent des pages aux tapisseries chinoises des murs. C’est le seul endroit au monde où je veux être.
J’ai besoin de conseils. Je ne crois pas manquer d’intelligence, mais les choses du cœur nécessitent plus : de la clairvoyance. Et j’en manque cruellement quand on parle d’amour.
Depuis neuf ans, je fréquente Frédéric. Chopin si vous préférez. Il est musicien. D’ailleurs, c’est dans ma chère demeure de Nohant qu’il a composé ses plus belles œuvres... Parfois, je m’assois au piano du salon et j’y fais courir mes doigts comme il le faisait souvent.
Mais ce n’est pas Chopin qui me tourmente. C’est Eugène. Eugène Delacroix, un ami commun, peintre. Le plus grand de notre époque. Quand je l’ai connu, il avait déjà gagné l’admiration de ses pairs (et la mienne !) en peignant la formidable Liberté guidant le peuple. Un morceau de peinture ! La tempête révolutionnaire emprisonnée dans le sein d’une femme. Une fille du peuple au combat, rendez-vous compte ! Un symbole puissant pour toutes les femmes ! Je me bats moi-même pour simplement avoir le droit de porter un pantalon ! J’attends beaucoup des prochains mois. Le peuple s’échauffe. Croyez-moi, la France deviendra une République où les femmes auront les mêmes droits que les hommes...
Trêve de considérations politiques. Je vous parlais d’Eugène. Cela fait cinq ans qu’il vient me voir régulièrement à Nohant. Il fait de longues promenades dans le jardin. Il dit que c’est l’un des rares endroits où tout le ravit, le calme et le console1. Comme je le comprends. Vous devriez venir goûter le calme de mon jardin. Je vous emmènerais au pied des cèdres de mes enfants, plantés pour eux il y a plus de vingt ans. Je vous emmènerais où Eugène s’installe pour peindre, dans le bois. Il y a peint une éducation de la Vierge sur un coutil de fil qui devait me faire un corset... Quand quelqu’un vient m’embêter, je la regarde et n’écoute pas2.
D’aucuns disent qu’Eugène est trop sérieux. N’en croyez rien. Il rit parfois aux éclats et appelle Frédéric “mon Chopinet” ! Alors mon cœur frémit. Quand il me regarde de ses yeux d’enfant malade, je vois l’homme, plus le peintre. Eugène ne s’est jamais marié. Ne vous méprenez pas, il a eu bien des aventures. Mais l’amitié qui nous lie est différente...
Pour tout dire, je viens de rompre avec Frédéric. Mais c’est Eugène qui me manque... »

« Quoi ?! » s’exclame Charline. « Ça ne peut pas finir comme ça ! » La jeune femme est bouleversée. Elle qui a lu La Mare au Diable cent fois. Elle qui astique tous les jours le lustre de Murano de la salle à manger, comme si Chopin ou Flaubert allait arriver. Elle qui hume l’encrier du boudoir quand personne ne la regarde. Elle qui contemple sans fin le portrait de George coiffée de fleurs. Elle, Charline, découvre après dix ans au service de la maison de Nohant, que George aimait Eugène. Sand aimait Delacroix.
Absorbée dans ses réflexions romantiques, elle n’entend pas les pas dans son dos. Une voix profonde la fait sursauter. « Bonjour. » D’un bond, Charline fait volte-face et se retrouve nez à nez avec un homme ténébreux, au regard d’enfant malade... Il prend doucement la lettre et ajoute simplement : « Delacroix a écrit à George un peu avant de mourir. Il disait : “Je n’ai plus de place que pour vous dire que je vous aimerai toujours”3. »

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1. Cette lettre est fictive. Elle comporte cependant quelques citations réelles. Ces mots sont par exemple extraits d’une lettre de Delacroix à Sand, datée du 10 août 1846.
2. Cette phrase a été écrite par Sand à Delacroix dans une lettre datée du 11 octobre 1846.
3. Cette phrase a été écrite par Delacroix à Sand dans une lettre datée du 12 janvier 1861.

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Ici, on lit des histoires courtes

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