Les yeux du cœur

Diane Marnier

Diane Marnier

L'autrice de cette histoire, Diane Marnier, est conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais.

Domaine de Chaumont-sur-Loire

* * *

Le soleil est radieux ; la rosée s’évapore ; les parfums renaissent. Rose est jardinière à Chaumont depuis 20 ans. Tout le monde ici la connait : baraquée, le teint sombre du Sénégal, une voix bourrue. Elle respire les odeurs qui entourent le château. Son job : créer, à chaque saison, un parfum inédit pour le domaine. Le festival international des Jardins commence bientôt. Elle vérifie donc chaque brin d’herbe des 32 hectares.
Écouteurs vissés aux oreilles, Rose se met à tailler les glycines au rythme de « Highway to hell » d’AC/DC. Soudain, elle remarque une vieille dame qui mène d’un pas léger son petit-fils vers les allées sinueuses du parc à l’anglaise. En s’arrêtant devant le portail des écuries, tous deux posent les mains sur le mur de briques. La dame murmure à l’oreille du garçon qui regarde attentivement les bas-reliefs. Rose devine que la grand-mère explique le motif de la montagne en feu, évoquant l’incendie qui a précédé la construction de Chaumont sur les hauteurs.
Le duo s’engage sur le chemin qui ceinture le parc. Intriguée par leur manège, Rose les suit. Elle ôte ses écouteurs et tend l’oreille.
— Allons à gauche. Tu verras mon œuvre préférée : le Cairn de Goldsworthy.
— C’est quoi un cairn, Mamie ?
— C’est un empilement de pierres qui sert de repère dans la nature.
Alors qu’ils trottinent, Rose remarque que l’enfant ne lâche jamais la main de sa grand-mère. « Il doit pourtant avoir très envie de courir ce môme », se dit-elle. Soudain, le garçon s’écrit avec joie :
— Un œuf en pierres empilées ! J’ai trouvé le cairn, hein mamie ?
— Oui, bravo mon ange.
— Il est dans son nid.
— Comment ça dans son nid ? s’étonne la vieille dame.
— Bah oui, il est posé sur des feuilles. Viens voir.
L’enfant emmène sa mamie près du cairn et lui pose la main sur les feuilles. Elle les caresse doucement et dit :
— Je me rappelais une souche, et voici de jeunes rameaux. Les branches du platane ont repoussé. Elles sont aussi têtues que toi !
Quelques pas plus tard, la vieille dame intime à son petit-fils de tourner à droite. Rose est étonnée. Peu de visiteurs empruntent cette allée qui coupe le parc.
— Je peux grimper aux échelles de l’arbre Mamie ?
— Non mon ange. C’est une œuvre d’art. Trouve-moi un banc et tu pourras te défouler pendant que je me repose.
Craignant de se faire repérer, Rose fait semblant de désherber un parterre. L’attente est courte. L’enfant fait 3 tours de bosquet à fond de train et, essoufflé, reprend la main de sa mamie.
— Prêt mon ange ? Nous allons trouver un bosquet secret près du château d’eau...
« Elle connait l’emplacement du Pénone... » songe Rose.
Arrivé au château d’eau, l’enfant peine à trouver le bosquet et l’œuvre de Pénone que lui décrit sa grand-mère. Une main en bronze serrant un tronc d’arbre. Comme si la nature et l’homme ne faisaient qu’un. Rose décide d’intervenir.
— Vous cherchez quelque chose ?
— Mamie voudrait que je voie la main dans l’arbre. Elle veut que je lui dise si le tronc l’a recouverte en grandissant. Mais je ne la vois pas... dit tristement l’enfant.
Rose comprend enfin. La vieille dame a perdu la vue. Elle guide son petit-fils par le souvenir. L’enfant lui tient la main pour qu’elle ne trébuche pas. Et il lui décrit les œuvres du jardin pour qu’elle les imagine telles qu’elles sont devenues depuis son dernier passage. Émue, Rose leur indique le bosquet secret, puis s’efface. En y réfléchissant, cela fait bien longtemps qu’elle n’a pas emmené sa mamie sentir le soleil, la rosée et les parfums du domaine de Chaumont...

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Ici, on lit des histoires courtes

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