On y sera bientôt

Svetlana Kirilina

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Svetlana Kirilina

La nuit est tombée.

Elle est déjà tombée plein de fois depuis qu’ils sont partis. Elle est tombée sur les plaines gelées, elle est tombée sur les montagnes verdoyantes. Elle est tombée et elle a tout englouti.

La nuit est tombée. Mais elle se finira. Elle se finit toujours. Et le matin viendra. Peut-être froid. Peut-être gris. Peut-être heureux.

— Pourquoi maintenant ?

Il a les mains crispées sur le volant, le regard fixé sur la route. Il pose cette question sur le ton de la discussion la plus anodine.

— Pourquoi maintenant ? répète-t-il.

Elle ne répond pas. Pas tout de suite. Comme si elle prenait un temps de réflexion. Elle ne répond pas, comme à chaque fois. Elle ne répond pas et il ne sait pas si elle répondra un jour.

Puis, elle hausse les épaules. Il le sent, plus qu’il ne le voit. Elle hausse les épaules. Comme si c’était anodin. Comme si ça n’avait pas d’importance.

Il a déjà posé cette question beaucoup de fois. Presque autant de fois qu’ils ont vu la nuit tomber.

— Pourquoi pas, dit-elle.

Elle répond toujours la même chose. Elle tente de faire sonner sa voix détachée, désintéressée. Il la connaît trop bien pour avaler ça.

— On devrait s’arrêter, dit-elle comme la route rentre dans un village.

Et ils s’arrêtent.

La nuit est tombée, mais la soirée est encore jeune. Il y a ce petit hôtel au milieu du patelin. Il gare la voiture, ils traînent leurs bagages jusqu’à la réception.

Pas grand monde dans l’hôtel. Peut-être même personne, à part eux.

Elle ne parle pas beaucoup ce soir. D’habitude, il arrive à lui arracher quelques mots. Mais ce soir, rien, le vide le plus complet.

— On approche ?

Ils sont installés à une table en bas, la soupe fumant de leurs assiettes. Un feu ronfle dans la cheminée, crépite joyeusement. Ça devrait réchauffer l'atmosphère, ça ne le fait pas.

— On approche, dit-elle soudain.

Elle touille la soupe de sa cuillère, le nez baissé, le regard dans l’ombre.

— C’est comment, là-bas ?

Il essaie de ne pas la brusquer, de ne pas insister. Mais il est curieux. Il l’a toujours été. Il est curieux de ce qu’elle pourrait lui raconter, de ce qu’elle ne lui a jamais dit.

Il entend un soupir, retenu. Elle ne va pas répondre.

— On y sera bientôt.

Elle relève le regard vers lui. Fatigué, le regard. Tellement fatigué. Témoin des larmes versées et des nuits dans la peur. Témoin des années qui ont fui.

— On y sera bientôt… répète-t-elle, avant de se tourner vers la fenêtre.

La neige tourbillonne doucement derrière. Légère, tellement légère.

— C’est le printemps, là-bas.

Il retient son souffle, oublie la soupe qui ne fume plus dans son assiette.

— Déjà ?
— Le printemps arrive toujours tôt. Puis…
— Puis… ?
— Puis, la neige fond, transforme les rues en rivières.

Elle pose un regard pensif sur lui. Ses yeux sont secs, mais il sent les larmes retenues.

— On y sera bientôt, dit-elle pour la troisième fois.

Il a des centaines de questions qui se bousculent dans sa tête. Des centaines et des centaines. Mais il se retient de les poser.

— J’aurais dû y revenir plus tôt, murmure-t-elle.

Une rafale de neige frappe la vitre, coupe sa réflexion. Mais ce soir, il a l’impression qu’elle a enfin décidé de parler.

— J’aurais dû t’y emmener plus tôt.

Il aimerait bien répondre quelque chose, peut-être la rassurer, peut-être lui dire qu’elle a fait au mieux. Mais il y a cette gorge trop serrée et ces yeux qui piquent.

Il avait quatre ans quand ils sont partis. Ou peut-être cinq. Il ne s’en souvient pas. Même pas de vagues images ou sensations, rien. Il ne s’en souvient pas et il voudrait bien se souvenir.

— Il est tard, dit-elle enfin.

C’est vrai. Il est tard. Et demain, ils ont encore de la route.

Avant de fermer la porte de sa chambre, elle s’arrête, lui passe une main sur la joue, sourit. Faible, le sourire. Mais il le réchauffe. Pour la première fois de la soirée.

Il pousse la porte de sa chambre à son tour, se laisse tomber sur le vieux lit qui grince. Encore une nuit à passer. Une nuit qui les rapprochera de leur destination.

Il a sommeil, mais il reste là, les yeux grands ouverts plantés dans le plafond. Il ne sait pas trouver les bons mots. Il ne sait pas ce qu’elle peut ressentir.

Il était trop petit quand ils sont partis. Trop petit pour s’en souvenir. Trop petit pour comprendre ce que ça faisait de laisser tout derrière soi. Sa vie, ses proches, son pays.

Les frontières ont rouvert il y a des années. Mais elle n’a jamais osé. Jamais jusqu’à maintenant.

Il renifle, passe une manche sur ses joues mouillées.

Demain, ils repartiront.
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